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« Going up the country » : la mémoire en abyme…

Le 22 novembre 1968, alors que le revival blues bat son plein, le groupe Canned Heat farfouille les entrailles du patrimoine et sort le titre Going up the country. Dans l’ombre, la figure d’un artiste majeur qui, à la fin des années 20, exhumait lui aussi une mémoire en passe d’être oubliée.

Le groupe Canned Heat tient une place à part dans la vague de blues revival qui a agité le paysage musical américain à la fin des années 60. Fondé en 65 par deux malades de blues, Bob Hite et Alan Wilson, il est l’un des rares groupes de l’époque à avoir autant fouiller la tradition. L’un des très rares à s’être autorisé quelques incursions en dehors des formes relativement répétitives et codifiées qu’affectionnaient les autres tenants du courant, moins imaginatifs, et surtout moins imprégnés d’un folklore très particulier dont les racines plongent parfois jusqu’aux années précédant la guerre civile américaine. Tous les blues ne font pas 8 ou 12 mesures. Tous les blues ne brillent pas par leur obsession de la tierce et du demi-ton. Tous les blues ne mènent pas à Chicago. Une vérité que Hite et Wilson avaient bien en tête à l’heure d’enregistrer les premiers albums du groupe.

Durant ses 4 premières années d’existence officielle (du premier album éponyme à Future Blues), Canned Heat semble parfois se livrer à un exercice anthologique de toutes les formes, phrases types, orchestrations possibles du blues. En empruntant parfois des sentiers dont tout le monde semblait avoir peu ou prou oublié l’existence, ou que peu osaient emprunter (en raison de leur topographie accidentée). C’est ce qui nous a valu des morceaux comme Change my waysShake it and Break it et bien entendu ce tube indépassable qu’est Going up the country. Tous marqués au fer par la voix inimitable de Wilson, ces titres sont la réelle marque de fabrique du groupe : l’illustration de sa qualité instrumentale mais aussi de sa connaissance fine de toutes les composantes du blues (ou de ce qui, parfois, lui faisait concurrence). Y compris les plus obscures.

Avec Going up the Country, Canned Heat frappe fort en visant juste. Sorti en novembre 68, le single dépasse d’assez loin les pourtant solides performances commerciales d’On the Road again lancé au mois d’avril précédent. Hors des studios, le groupe fascine également. Avec un show remarqué à Monterey en 67 et surtout une résidence, qui suscite un bouche-à-oreille bourdonnant, au sein d’un club de Hollywood que l’on nomme le Kaleidoscope et qui va, petit à petit, devenir un des épicentres californiens de la contre-culture. Quoiqu’il en soit, en dépit de ce que prétendent les crédits de l’album Living the BluesGoing up the country, qui va faire beaucoup pour la réputation du groupe, n’a pas été écrit par Alan Wilson. Il en a certes réécrit les paroles (quoiqu’elles empruntent aussi quelques idées au Statesboro Blues de Blind Willie McTell), a certes réarrangé la chanson dans un esprit plus moderne. Mais il n’en est pas l’auteur. Cette chanson appartient à un certain Henry Thomas.

Cette assertion est plus administrative qu’historique. En vérité, personne ne sait vraiment qui a composé ce morceau originel qui s’appelle alors Bull-Doze Blues. Ce que l’on sait, c’est que c’est Henry Thomas qui l’enregistre pour la première fois (quelque part entre 1927 et 1928). Et cela suffit. Mais personne n’est dupe pour autant ; nombre de morceaux enregistrés pour la première fois au cours des années 20 remontent au premier âge du blues. Personne ne sait qui les a composés. Et la réponse est peut-être plus univoque qu’on ne croit. Vieux de 10, 20, parfois 30 ans, ces fragments de mémoire ont parfois circulé à la faveur d’une tradition essentiellement orale. Le temps et les musiciens les ont altérés des dizaines et des dizaines jusqu’à ce que quelqu’un les fige pour de bon. Pour Bull-Doze Blues, ce sera Henry Thomas.

« Ragtime Texas »

Henry Thomas est un personnage intéressant. Mort en 1930, à l’âge de 55-56 ans, il est un témoin essentiel d’un âge de la musique afro-américaine qui aurait sans doute sombré dans l’oubli s’il ne l’avait documenté. Entre 1927 et 1929, Thomas enregistre pour Vocalion un peu moins d’une trentaine de titres. Soit environ 10 ans avant que Robert Johnson ne révolutionne la musique noire. Ce qu’il enregistre (Bull-Doze Blues compris) s’inscrit dans une tradition sans doute plus ancienne. Une anomalie, à une époque où les studios se contrefoutaient royalement des artistes noirs.

Henry Thomas (surnommé Ragtime Texas parce qu’il affectionnait les tempos au pas de course) est ce que l’on pourrait appeler un chanteur itinérant. Ayant quitté le foyer familial assez tôt (sans doute pour échapper à une vie de dur labeur agricole au sein d’une famille d’esclaves affranchis), il vagabonde, propose ses services à qui accepte de l’entendre. C’est aux femmes qu’il rencontre sur son chemin qu’il doit, de temps à autre, le toit qui l’abrite (de temps à autre). Il permet surtout de mesurer l’une des transformations majeures de la musique noire aux Etats-Unis (à une époque où le rag pouvait encore être considéré comme un concurrent du blues émergent) faisant de celle-ci un élément de réappropriation (après des siècles d’esclavage et de déshumanisation), de lutte – en somme, un ferment identitaire.

Il est étonnant de constater, aux premiers âges de la musique noire aux Etats-Unis, l’absence quasi totale du je. Etonnant, mais logique quand on y réfléchit. La plupart des chansons, composées peu après la guerre civile, évitent même majoritairement de faire référence à l’humain. Les personnages de ces chansons ,dont le temps n’a conservé qu’une mémoire partielle, sont la plupart du temps des animaux. Les textes ne sont alors que de gentilles fables, dans le meilleur des cas, de courts récits, propres à édifier une population qui ne connait alors que la misère et la morale creuse des dominateurs blancs. Même si les textes de Henry Thomas ne témoignent pas encore de ce fond de révolte naissante qui sous-tend la musique de Robert Johnson, ils posent les fondations d’un art qui, dans sa pleine dimension sociale, va aider les populations noires à affirmer leur pleine humanité. Sans, faut-il le préciser, rompre totalement avec la tradition musicale qui constituait le socle des fables animalières mises en chansons il y a des décennies et qui avait sans doute participé à l’éveil musical de Henry Thomas.

Quand Alan Wilson décide de mettre la main sur le Bull-Doze Blues, il s’empare alors d’un artiste oublié qui avait enregistré entre 1927 et 1929 des morceaux déjà datés (de près d’un demi siècle). Le génie de cette chanson va pourtant exploser à la face du monde entier. Et sans la moindre contorsion. Wilson ne touche quasiment pas à la structure du morceau ; l’air caractéristique, joué à la flûte traversière par le musicien de studio Jim Horn, est rigoureusement le même que jouait Henry Thomas environ 40 ans plus tôt au quills (NdA – instrument folklorique purement américain, ressemblant à une flute de pan), la structure harmonique reste également la même. La technique, elle, bouge un poil : le placement rythmique proposé par Henry Vestine est logiquement plus aérien. Plus sophistiqué et gracieux.

Il est parfois difficile de mettre le doigt sur ce qui fait une grande chanson. Il est encore plus difficile d’expliquer pourquoi elle trouvera une parfaite caisse de résonance au sein de son époque. Nous avons peut-être un début de réponse ici : le succès de Henry Thomas, à la fin des années 20, est sans doute due à la tardive nostalgie d’auditeurs conscients d’un prochain bouleversement. Tout comme le fut celui de Canned Heat, dans le cadre d’un blues revival, qui serait bientôt balayé par une contre-culture moins douce, plus violente et bien plus cynique. Double fragment mémoriel, Going up the country est ainsi la mise en abyme d’une histoire qui refuse d’être oubliée.


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