Bill Frisell : la divine symphonie

Sorti au mois d’avril dernier sur le label Blue Note, l’album Orchestras installe le trio de Bill Frisell dans le confort ouaté de 2 orchestres d’exception. Sous la houlette d’un arrangeur de haut vol. Ne tiendrait-on pas, d’ores et déjà, le plus beau disque de l’exercice 2024 ?

Chaque année, on finit par tomber sur un album dont on sait, dès la première écoute, qu’il sera le plus bel album de l’année. En l’an de grâce 2024, l’album béni nous est arrivé dans le ventre du mois d’avril. Et il figure une oeuvre commune, une de ces collaborations entre un musicien d’exception et un arrangeur de haute volée dont le jazz est si prodigue.

Il n’est pas forcément aisé de définir précisément ce qui fait la magie particulière d’une grande oeuvre artistique. Certes, on peut ici mettre en lumière la pertinence des choix, là l’interaction entre deux musiciens qui se comprennent parfaitement et se mettent instinctivement au service du travail de l’autre (soit pour l’élever, soit pour lui faire hommage). On peut louer l’intelligence des intentions, l’adéquation des citations, la porosité naturelle entre les atmosphères choisies et le jeu lui-même de solistes en état de grâce. Mais il y a dans ces oeuvres, quoique l’on puisse dire ou écrire, quelque chose qui tient de la conjonction pure. Si elle n’est certainement pas due au hasard, on mesurera sans peine qu’au petit jeu des probabilités, ces instants où tout se réunit et s’imbrique à la perfection, constituent autant de raretés. Il n’y a pas toujours de raisons objectives expliquant les grands échecs ; les grandes réussites sont logées à la même enseigne. Elles tiennent aussi du mystère.

Ce n’est pas la première fois que le guitariste Bill Frisell collabore avec l’arrangeur Michael Gibbs. Les deux hommes se connaissent et se pratiquent depuis 50 ans. Et c’est Frisell qui découvre Gibbs le premier. Nous sommes en 68, la tournée du festival Schlitz salute to jazz passe tout près de Denver (où la famille Frisell réside). Le jeune Bill n’a alors qu’une idée en tête. Voir jouer Wes Montgomery. Plutôt logique pour un tout jeune guitariste. Hélas, en juin, le coeur du grand Wes s’arrête ; le jeune Frisell ne verra jamais le maître. Mais il en verra d’autres : notamment le quartet de Gary Burton à l’épreuve du répertoire constitué pour l’album Duster. Epoustouflé par la performance, Frisell apprendra plus tard que la plume savante de Michael Gibbs se cache, dans l’ombre, derrière la maestria de ces 4 musiciens (NdA : outre le vibraphoniste Gary Burton, le bassiste Steve Swallow, le guitariste Larry Coryell et le batteur Roy Haynes).

C’est le début de l’histoire entre les deux hommes qui, d’unilatérale en 68, va devenir verticale au milieu des années 70 ; Frisell étudiant la musique à Berklee, Gibbs y étant alors enseignant. Elle deviendra horizontale quand la carrière de Frisell décollera et qu’il deviendra, comme on le sait, l’un des guitaristes majeurs de sa génération. Et un de ces musiciens dont on sait qu’ils ont de la suite dans les idées.

Et nous en sommes à ce moment là de l’histoire. En 2024, au pied de cet album (Orchestras) qui représente un de ces moments où tout se réunit.

Deux ensembles distincts soutiennent ici le trio de Frisell. Un ensemble symphonique, le Philharmonique de Bruxelles et un ensemble plus classique, l’Umbria Jazz Orchestra, sorte de mini Big Band constitué de 11 musiciens. Cette scission opératoire (qui scinde également l’album en deux) n’est ni fortuite ni accessoire. Elle permet à Frisell et à Gibbs de diversifier les approches, et même, à l’occasion, de favoriser les jeux de miroir. C’est le cas avec deux interprétations distinctes d’une composition que Ron Carter avait écrite en 65 pour le quintet de Miles (à retrouver sur l’album E.S.P.). Rebaptisée Doom (au lieu de Mood, titre original de la composition de Carter), les deux versions empruntent toutes deux aux atmosphères de films noirs des années 60. Les intentions semblent les mêmes. Cependant, la nature radicalement différente des deux ensembles ouvrent le champ des possibles. Permet au trio de Frisell de montrer l’étendue de sa palette, de valider surtout la réalité d’une interaction concrète entre cette structure nucléaire qu’est le trio et les électrons organisés qui gravitent tout autour d’elle.

Le jazz a une longue histoire de ratage dans l’utilisation des grands orchestres (de cordes surtout) ; mais aussi une longue liste de projets éminemment réussis. Frisell et Gibbs sautent cet obstacle avec grâce. Qu’il s’agisse de revisiter de grands standards (parmi ceux-ci, on relèvera surtout une interprétation magistrale, avec l’ensemble italien, du gospel We shall overcome) ou de revivifier quelques grandes compositions jalonnant la carrière de Frisell, de Strange Meeting (pièce phare et émouvante, écrite pour ce qui n’était alors que son 5e album (This Land, paru en 19994 chez Nonesuch)) à Lookout for hope (à retrouver sur l’album Four, paru il y a tout juste 2 ans chez Blue Note), en passant par le travail assez fantastique que le guitariste avait réalisé en 2005 pour rendre hommage à la musique de Richter.

Sur Orchestras, Frisell et Gibbs réussissent en somme tout ce qu’ils entreprennent. Leurs jeux de miroir, la mise en place de formes simples comme complexes, l’illumination savante et raffinée de mélodies merveilleuses et même – ce qui est suffisamment rare pour le souligner – quelques incursions dans ce que l’on pourrait appeler la musique cinématographique. Une manière en fin de compte parfaite de célébrer un demi-siècle d’admiration mutuelle, de collaboration, de complicité, de profiter de ces moments de magie pure où tout fonctionne, où tout se complète, où tout s’épouse…

Ainsi nous pouvons dire, en paraphrasant un Donald Trump délirant : Stop the Count. Orchestras sera le plus bel album de l’année.

Bill Frisell « Orchestras » / Blue Note 2024

Bill Frisell : Guitare / Thomas Morgan : Contrebasse / Batterie : Rudy Royston / Michael Gibbs : Arrangements / Brussels Philharmonic (Dir. Alexander Hanson) / Umbria Jazz Orchestra (Dir. Manuele Morbidini)

A lire aussi :


En savoir plus sur THE BACKSTABBER

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

Comments (

0

)