Il est possible que l’on ne se rende pas bien compte de ce que furent les Yardbirds à une certaine époque. Ou que l’on ne prenne pas complètement la mesure de leur influence sur tout ce qui leur succèdera.
Dans certaines ligues de sport US, il y a ce que l’on appelle le salary cap. Mesure étonnamment égalitaire (dans un pays où le capitalisme est un autre dieu) permettant de répartir plus équitablement les talents entre l’ensemble des équipes de la Ligue. En musique, ce plafond n’existe pas. Et de toute façon, les génies (au contraire des grandes vedettes des Ligues américaines) y sont souvent payés au lance-pierres (ou pas du tout). Ainsi, pendant quelques mois de l’année 66, les Yardbirds forment une hydre à 5 têtes : avec Keith Relf au chant, John Paul Jones à la basse, Jim McCarthy à la batterie, auxquels il faut bien sûr ajouter les deux guitaristes Jeff Beck et Jimmy Page.
Cette phase de l’histoire des Yardbirds est courte. Elle est même presque un mirage. Un battement de cils. Beck et Page ne font que se croiser. Enregistrent très peu en studio. Et, pour tout dire, puisque l’on parle de studio, le groupe morfle sous la supervision tayloriste du producteur Mickie Most. On enregistre comme on galope, sans prendre la peine de regarder derrière soi, de sélectionner les prises, ou de chipoter. Les Yardbirds sont un hall de gare pour neurasthéniques ; une salle de pas perdus remplis de gars déprimés qui ne font qu’aller et venir, rattraper le wagon avant d’en claquer la porte coulissante sans prévenir. Relf est le roi dépressif du pays des bipolaires. Il répète en boucle, tel un transistor déglingué, que le départ de Clapton (prédécesseur de Beck) a siphonné le génie du groupe. C’est bien entendu la grosse déprime qui parle à sa place car c’est au contraire l’arrivée de Beck qui change tout. Qui fait passer les bleus (NdA : en anglais, yardbird signifie bleu, troufion, bidasse…) au statut de décorés avec tous les mérites. Il y a un peu de tout dans les Yardbirds des années 65-66 (un peu de tout ce qui est sur le point d’advenir) à l’état embryonnaire : une nouvelle manière d’aborder le blues, une extension du domaine du rock, permettant ainsi de le marier à toutes les formes possibles et imaginables, cette énergie malfaisante qui définira la musique des masses sur les 2 décennies à venir, la genèse du rock psychédélique, de Led Zeppelin bien sûr, et sans doute, avec 10 ans d’avance, les gamètes déglinguées qui feront naître le punk. Oui, il y a un peu de tout cela dans ces Yardbirds en manque de sérotonine…
On a parlé de Mickie Most le producteur. Avec son nom pas loin d’évoquer les moisissures, il éreinte ces jeunes gars. Leur énergie comme leur patience (tout sauf leur compte en banque). Et solde en fin de compte leur avenir. A l’autre bout du studio, la mauvaise humeur permanente de Jeff Beck (sa conception toute personnelle des horaires, son manque de fiabilité, ses fêlures psychologiques) use l’autre face du papier de verre. Cela n’aurait jamais pu durer bien longtemps ; et cela ne dura en effet pas très longtemps. Le temps d’un claquement de doigts, d’une rafale de caisse claire, d’une dégringolade… Mais les chouettes choses ne sont pas forcément censées durer. Plus exactement, ce n’est pas leur durée qui fait leur qualité. En 66, les Yardbirds ont sorti un album aussi enthousiasmant que royalement bordélique qui finira avec le temps par se trouver un nom : Roger the Engineer. Jimmy Page n’est pas encore là. Il faut d’ailleurs préciser qu’il a refusé par deux fois d’intégrer le groupe. En mars 65 notamment, lors du départ de Clapton, alors en désaccord avec les choix artistiques (commerciaux) du groupe. Rechignant devant la longue tournée prévue, qui accompagne le succès de For Your Love, Page propose Jeff Beck. Ces deux-là se connaissent depuis qu’ils ont 11 balais. Le jeune Jimmy continuera à s’aguerrir en qualité de musicien de studio à la demande. Avec Micky la moisissure. Et c’est un hasard qui va le ramener vers les Yardbirds. Une fâcherie, encore, qui oppose Keith Relf et le bassiste d’alors, Paul Samwell-Smith. Et qui aboutit à la rupture, un soir de concert à Oxford ; rupture à laquelle assiste Page en coulisses (venu ce soir-là assister au show après avoir fait le voyage en bagnole avec Beck). Il manque un bassiste ? Ce bassiste sera donc un temps Jimmy Page, tellement las de sa situation de bébé requin de studio qu’il aurait de toute façon été disposé à s’emparer de n’importe quel instrument pour se sortir de là. D’une batterie, d’une mandoline ou de maracas. Le plan est alors le suivant : Page jouera de la basse, le temps que Chris Dreja – alors guitariste rythmique des Yardbirds – s’accoutume à l’instrument ; ils échangeront leur rôle en temps utile ; Page et Beck formeront la paire de guitaristes la plus excitante de la scène britannique. A nous la gloire. Le premier engagement de Page avec les Yardbirds a lieu le 21 juillet 66, dans l’atmosphère embuée et vénéneuse du Marquee. On garde même une trace de cette drôlerie : 3 morceaux (« Train Kept a Rollin’ » ; « Shapes of Things » ; « Over Under Sideways Down ») interprétés par le groupe dans le cadre d’un concert en France, 6 jours plus tard.
Quelques semaines plus tard, Jimmy Page retrouve sa guitare. Chris Dreja devient, comme il était prévu, le bassiste des Yardbirds. Mais c’est Beck qui fait défection – aussi las psychologiquement que physiquement et par ailleurs déçu de la maigreur de ses émoluments – déclarant forfait pour la tournée américaine à cheval sur les mois d’août et de septembre 66. Page s’acquitte fort bien de la tâche qui lui est dévolue (de bassiste, le voilà devenu lead guitarist en un mois). De retour en Angleterre, le groupe se retrouve au complet en octobre, en studio, pour enregistrer 2 morceaux : Happening 10 years time ago et Psycho Daisies. 2 morceaux qui pourraient – à une exception près – constituer l’anthologie (exhaustive) des morceaux enregistrés par les Yardbirds avec cette paire de guitaristes touchés par la grâce. Ces micro-sessions sont les dernières de Beck avec le groupe. Les historiques sont excédés par ses absences et souhaitent tourner la page (sans mauvais jeu de mots). Beck, quant à lui, sans bien savoir ce qu’il va faire de sa couenne, va ruminer les bourgeons de son avenir en jouant les pique-assiettes chez sa petite amie de l’époque à Los Angeles. Rideau !
Ou presque. Car il y a au moins 2 autres morceaux essentiels de la collaboration Page/Beck. Le premier a été enregistré en mai 66 (avant l’intégration effective de Page au sein des Yardbirds). Le morceau s’appelle Beck’s Bolero : il fait germer dans le cortex de Page une poignée d’idées qui feront le lit du futur Led Zeppelin. Et on comprend vite pourquoi en l’écoutant. L’autre morceau est une farce : Stroll on, une variation du titre Train kept a rollin (pour de vagues raisons juridiques), joué in situ pour une scène du film de Michelangelo Antonioni Blow-up. On dit de ce film d’Antonioni qu’il est un brin maudit. On sait que, par manque de budget, le maître italien n’a jamais été mesure de tourner les scènes clés de son intrigue. On sait qu’il passera des heures entières à trouver un montage permettant de faire illusion. De faire tenir ce grand machin énigmatique debout. Quoiqu’il en soit, à bien des égards, Blow-up est une oeuvre qui se dépasse elle-même et qui parvient, comme toutes les oeuvres qui vont plus loin qu’elles ne l’avaient projeté, à faire naitre de grandes réussites d’idées médiocres. A l’origine, Antonioni rêvait des Who pour filmer cette scène. Et notamment de Pete Townsend qui avait déjà l’habitude de déglinguer des guitares sur scène. Faute de Who (faute de budget), Antonioni obtint les Yardbirds. Et ce fut donc à Beck de devoir trouver un prétexte pour fracasser une 6-cordes. Mais certainement pas les siennes. Une contrefaçon de Gibson ES 175 fera l’affaire. En filmant le groupe, sans le savoir, Antonioni filmait un moment clé de l’histoire du rock et offrait une photographie parfaite des méandres psychologiques qui minaient le groupe. La césure active entre Beck et les autres, les sauts d’humeur assez zarbes qui les caractérisaient tous, la gueule de petit khâgneux de Jimmy Page, encore enthousiaste, encore prêt à toutes les concessions, encore bien propre sur lui… souriant à tout. Ainsi sont les oeuvres bénies des dieux ; même leurs tristes contingences les mènent à l’excellence.
4 titres, c’est peu mais beaucoup quand on prend la peine de les écouter, de savourer la sale énergie de Stroll On et de Psycho Daisies, de détailler l’effarante somme d’idées nouvelles qui forment l’ossature de Happening 10 years time ago : l’association de ce riff ponctué avec insolence, avec le chant totalement perché et herbeux de Relf, le solo de Beck sur un discours (obscur) de sa propre conception (déployant des idées (parfois plus sonores que musicales) qui seront reprises tant et plus pendant des années (y compris par Hendrix)).
Jimmy Page en avait toutefois assez entendu. En juillet 68, quand Relf et McCarthy décident d’en finir avec les Yardbirds, le guitariste décide de créer les New Yardbirds sur ses cendres encore fumantes. Avec, en tête, l’idée d’approfondir tout ce qu’il vient d’expérimenter pendant un an, sur scène surtout, avec le groupe défunt. Beck de son côté, a lui aussi trouvé sa voix. Le 29 juillet 68 parait l’album Truth. Majoritairement au cours du mois de mai précédent, il comprend, comme un clin d’oeil, le Beck’s Bolero enregistré avec Jimmy Page 2 ans plus tôt. Une manière de se dire, l’un l’autre, que tout avait bien commencé pour eux pendant ces quelques mois chaotiques passés au sein des Yardbirds.
