Faire du neuf, éviter la répétition, citer sans singer : telle est l’obsession (voire le cahier des charges) du musicien de jazz. Un impératif qui exige paradoxalement une discipline et une rigueur parfois sclérosantes. Mais quoi ?! Même Trane appréciait, de temps à autre, ce bienheureux relâchement. Prendre une poignée de standards et déployer pleinement, sans pression, ses idées d’improvisation. S’émerveiller de la beauté pure de thèmes entendus des centaines de fois et y apposer son langage naturel.
C’est ce cheminement de pensée – cette intuition – qui a guidé les deux derniers albums du pianiste Noah Haidu, après qu’il se soit escrimé à établir pendant près d’une décennie sa réputation de compositeur. Se consacrer à la relecture de standards (éculés pour certains) est un postulat d’humilité. Mais aussi un défi, dans la mesure où il faut compter avec tous ceux qui vous ont précédés ; génies, paresseux, sensibles, tâcherons, virtuoses, musiciens de croisières, chanteurs cosmiques et crooners de foire, boppers à tendance midinette et rewriters passionnés…
Natif de Charlottesville (Virginia) mais installé à New York, Noah Haidu a ressenti cette urgence qui en a bousculé d’autres. En 2023, fort du soutien d’un trio assez monstrueux composé de deux légendes vivantes, le contrebassiste Buster Williams et le batteur Billy Hart (paire rythmique constituée en 69 à l’occasion d’un concert à Chicago avec la chanteuse Betty Carter ; c’est dire si ces deux gars se comprennent), il sort le premier volume de son voyage en standards. Un effort remarqué mais pas encore totalement remarquable. Ce qui est à l’évidence le cas du deuxième volume qui vient de paraître chez Sunnyside.
Tout aurait pu mal commencer, en l’espèce. Car s’il y a bien un standard qui me sort par les trous de nez, c’est bien Over the Rainbow. Mais force est de constater que la version qu’en donnent Haidu, Hart et Williams, est plus qu’impeccable. Par la grâce des effets conjugués du jeu scintillant de Billy Hart (toutes cymbales dehors) et d’un contournement mélodique d’une remarquable intelligence. Après une telle splendeur, rien ne pouvait arriver à un trio aussi inspiré. C’est ce que l’on se dit en arrivant au pied du sommet de cet album (après une relecture sensible de Someone to watch over me) : une interprétation particulièrement émouvante d’une composition écrite par Freddie Hubbard au milieu des années 60 pour l’album Backlash : Up Jumped Spring. Tempo ralenti, désossement harmonique (la flute de James Spaulding n’est plus là…) : l’interprétation est de celles qui inondent vos pièces de soleil et vous repaissent d’espérance. Si la composition pouvait sembler anecdotique chez Hubbard, elle devient une pierre précieuse ici… Haidu, toujours parfaitement accompagné par sa paire de mathématiciens du rythme, touche une sorte de petit Graal qui fera de cet album l’un des moments marquants de cette année 2024.
C’est bien ici, précisément, que se dévoile la justification de son entreprise : chaque standard offre à Haidu l’opportunité de déployer sereinement tous ses talents d’improvisateur. Sans jamais surjouer, sans jamais forcer le trait. Sans jamais tenter d’écraser les compositions choisies. C’est là la marque d’un musicien qu’il convient de louer. Il ne nous reste plus, dès lors, qu’à poser cette embarrassante question : « Le 3e volume, c’est pour quand ? »
Crédits photo : ©Chris Drukker
