Pour Herbie Hancock, l’année 73 a constitué un tournant. L’album Head Hunters, sorti en octobre, a non seulement tourné la page du Mwandishi (avec brio) mais il a de surcroît permis à l’ex-pensionnaire du quintet de Miles de changer de dimension. L’album s’est vendu comme des petits pains, au point d’atteindre la 13e place du Billboard 200 (et même de finir l’année sur la 21e marche, ce qui atteste de ventes durables). Le funk mélangé de Hancock et des siens est demandé sur l’ensemble de globe : le quintet va ainsi passer l’année 74 à sillonner le monde. En 74, on retrouve les Headhunters en Europe, un peu partout sur le territoire américain, au Japon (territoire qui adule non seulement Hancock mais qui va aussi lui aménager quelques parts de son juteux marché).
Le Japon des Seventies, parlons-en, se passionne pour le jazz. Et pour les musiciens qui font cette musique. La branche nippone de la maison Columbia exploite pleinement ce filon en créant (avec d’autres) une sorte de marché local parallèle qui va permettre à pas mal de musiciens de démultiplier leur production. Hancock est l’un de ces musiciens ; d’autant plus que le marché japonais est tout disposé à lui laisser carte blanche. L’opportunité lui offre le luxe de conduire de front plusieurs projets, d’enregistrer au gré de ses envies. De polir toutes ses facettes. Le Headhunters est une machine de guerre (et une attraction absolue pour tous les grands festivals du monde) mais Hancock n’en reste pas moins un musicien de jazz total.
Les mois de juin et de juillet 1974 illustrent cette double tendance. Le 30 juin 1974, le pianiste se produit au mythique Carnegie Hall, dans le cadre du festival de Newport. Seul en scène, sans les 4 gars dissipés aux côtés desquels il a renversé l’industrie. Devant un parterre conquis d’avance, il propose de longues versions, interprétées solo, de Maiden Voyage et de Dolphin Dance. Au piano bien sûr, mais également au volant des nouveaux jouets technologiques qui le fascinent : ces étranges claviers ARP notamment qui produisent des sons bizarroïdes et ouvrent surtout le champ des possibles. 2 jours plus tard, Hancock est à nouveau sur scène. Toujours à New-York, pour le même festival : cette fois, les Headhunters sont là. La performance est majeure, brillante, enthousiasmante, ensuée bien comme il faut… On comprend, en l’écoutant, pourquoi le monde s’arrache ces types (en dépit de la défection de Harvey Mason). Quelques jours plus tard, tout ce beau monde s’envole pour le Japon pour une tournée hyperactive. Et c’est sur cette opportunité que bondissent les studios Columbia en proposant à Hancock de donner libre cours à ses envies, entre deux dates.

Enregistré le 29 juillet 74 au Tokyo Kōsei Nenkin Kaikan, Dedication ne sort en septembre que pour le marché japonais et constitue la suite concrète du concert donné fin juin au Carnegie Hall. 4 ARP, un Fender Rhodes et un piano sont mis à disposition. Hancock s’en donne à coeur joie. Comme au Carnegie, le pianiste offre de longues versions revisitées de quelques classiques : Maiden Voyage, Dolphin Dance, Cantaloupe Island. Il offre aussi une nouvelle composition sortie de nulle part : Nobu.
Les deux premiers titres sont interprétées au piano. Sobrement, serait-on tenté de dire. Même si le choix du terme ne rendrait sans doute probablement pas hommage à la quantité d’idées brassées par Hancock. C’est d’ailleurs peut-être aussi là que le bât blesse. Le pianiste multiplie les digressions et les citations, triture les rythmes. Il y a parfois, dans ces deux réinterprétations, l’expression d’une réjouissante liberté mais également un sentiment de trop-plein. Ce n’est pas le cas dans Nobu, composition fascinante qui ouvre la porte à ces nouvelles technologies qui transforment profondément le jazz (pour le pire et parfois le meilleur) mais qui font surtout une improbable synthèse entre d’anciennes idées explorées par le Mwandishi et d’autres, que Hancock développera bien plus tard au début des années 80. Hancock n’est pas seulement en avance sur son temps ici, il est en avance sur lui-même. Ce n’est pas donné à tout le monde…
Mais l’année 74 continue de filer. Et Hancock sait déjà que le mois d’août doit être consacré à l’enregistrement du 2e album des Headhunters. Avec une équation à résoudre : comment éviter de se répéter au sein d’une formule qui semble en apparence si circonscrite ?

La réponse nous parvient le 6 septembre, date de la sortie de l’album Thrust, qui constitue une tentative (réussie) d’élargissement de la formule dont les bases ont été posées il y a un an. Le départ de Harvey Mason est alors acté, le batteur d’Atlantic City ayant refusé de participer à la longue tournée mondiale des Headhunters pour se consacrer aux seules activités studio. Mike Clark l’a remplacé sur la recommandation de Paul Jackson. Leur symbiose artistique (peaufinée sur la route, de gig en gig) a ouvert les chakras du groupe, ce dont témoigne le remplaçant dans les liner notes de l’album : « La première fois que nous avons joué avec Herbie, c’était en trio. Dès que nous nous sommes mis à jouer, nous avons senti une connexion s’effectuer à la vitesse de l’éclair. Herbie a immédiatement compris ce que nous tentions de faire avec Paul (Jackson) et l’a porté à un autre niveau, en à peine 8 mesures. C’était comme si nous étions en train d’effectuer chacun un solo simultanément ».
Ce témoignage est de fait le parfait résumé de ce qui caractérise Thrust. De ce qui le rend supérieur à l’album fondateur qui l’a précédé, au-delà de toute considération commerciale. L’association Paul Jackson/Mike Clark n’est pas seulement libératrice pour le bassiste. Elle l’est pour l’ensemble du groupe. Palm Grease qui ouvre l’album est un sommet : tout s’y imbrique à la perfection, un peu comme si chaque musicien augmentait le jeu de l’autre. Sur les architectures les plus simples en apparence (Butterfly) comme sur les plus infernales (Actual Proof) se reproduisent les mêmes petits et grands miracles. Mike Clark est la clé de voute, Hancock l’architecte, Maupin l’exécutant, Jackson le décorateur d’intérieur. Thrust est une somptueuse construction. En ce mois d’août 1974, les Heahunters ont atteint un climax qu’ils ne retrouveront plus, ni sur Man-Child, ni sur Secrets, qui paraitront respectivement en 1975 et 1976.
Que reste-t-il de l’année 74 pour Hancock et les siens : une tournée qui se prolonge (et dont on conserve une jolie trace, à la faveur d’une performance donnée à Brême heureusement immortalisée par les caméras de l’émission musicale ouest-allemande Musikladen) et…une bande originale de film – exercice auquel s’est déjà essayé Hancock par le passé dans la mesure où on lui doit la musique du Blow-up de Michelangelo Antonioni et celle du film The spook who sat by the door.

C’est encore un polar mais à la fois moins engagé et, il faut bien l’avouer, bien plus crétin que les deux films que l’on vient de citer. C’est produit par Dino de Laurentiis (ceci explique peut-être pourquoi Hancock se voit offrir ce bienheureux cacheton) et c’est un des navets pénibles (et idéologiquement discutables) qui feront une star de l’inexpressif (mais toujours expéditif) Charles Bronson. Death Wish est bien sûr négligeable dans la discographie de Hancock. Mais on y retrouve la maîtrise des Headhunters, les passions technologiques de Hancock, dans le cadre d’un exercice de style très codifié qui ambitionne bien sûr – d’autant plus qu’il s’agit là d’une œuvre à visée hautement commerciale – d’illustrer la tension du film de genre. Avec tous les passages obligés que l’on imagine. Quand bien même, le thème principal est une réussite. Et le titre final, Fill Your Hand, offre contre toute attente un superbe terrain d’expression à Benny Maupin. En somme, il y a encore de la musique là-dedans…
1974 est ainsi à l’image de ce brillant touche-à-tout qu’était Herbie Hancock. L’année tout-terrain d’un musicien qui, 50 ans plus tard, n’a toujours pas raccrocher et a de surcroît l’insolence de balader son inépuisable énergie comme si elle était toute naturelle…
