Joue-la comme Shorty !

Il y a 100 ans jour pour jour naissait Shorty Rogers à Great Barrington, Massassuchetts. Arrangeur rare, joueur de jazz dans l’acception la plus pure du terme, il restera comme une figure absolument centrale du courant west-coast.

Je ne sais pas si la chose est habituelle ou inhabituelle, mais ma passion du jazz s’est faite à rebours. C’est Trane que j’ai écouté et que j’ai aimé en premier lieu. Et quand je parle de Trane, je parle de sa période Impulse. C’est ensuite le post-bop et le hard-bop que j’ai appris à aimer follement. Et ce n’est que bien plus tard que j’ai commencé à m’intéresser à ce jazz sophistiqué que l’on confectionnait sur la côte ouest au début des 50’s. Je ne peux pas dire exactement la nature de la révélation qui fut la mienne. A dire vrai, mon entrée en matière fut la période tardive d’Art Pepper – se situant après sa sortie de San Quentin et sa longue cure au Synanon ; nous ne sommes plus ici dans ce que l’on nomme, de manière abusive ou non, le cool jazz. Mais les portes d’entrée sont ce qu’elles sont, et valent ce qu’elles valent.

Le jazz de la côte ouest a ce quelque chose de follement enthousiasmant. Il est jeu pur, joie de distordre, de mélanger, défi musical permanent. Et il n’y a rien d’étonnant là dedans, quand on sait que les grands musiciens qui ont fait ce courant, ont dévalé du placenta de la même matrice : l’orchestre de Stan Kenton, touche-à-tout dissipé, chercheur patenté, alchimiste maboul. Et tutelle bienveillante ; c’est important ! L’émulation qui caractérise en ce sens le jazz de la côte-ouest – au-delà des images d’Epinal qu’il charrie, de plages, de gentils blonds à chemise ouverte, de jolies filles souriantes, débordantes de vie – est une émulation positive. Et la musique qui en ressort, elle, est souvent le produit de défis lancés entre potes. Pour le simple plaisir de jouer avec la matière, les harmonies, les rythmes, d’expérimenter sans aucune espèce de prétention. C’est ainsi que l’on accouche de miracles…

Troc littoral

Marty Paich – pianiste, arrangeur, directeur d’orchestre, producteur (etc.) et figure majeure du courant – disait de l’apport de Shorty Rogers qu’il était « incommensurable ». A l’égard de tout ce que je viens d’écrire plus haut, il est impossible de lui donner tort. Shorty Rogers n’a pourtant pas vu le jour sur la côte ouest américaine. Né dans un petit bled du Massassuchetts le 14 avril 1924, il n’a d’ailleurs pas fait ses débuts avec un west-coaster puisque c’est avec le batteur Cozy Cole qu’il enregistre en studio pour la première fois. Nous sommes en 45, dans le cadre de sessions sous estampille KeyNote (qui passera deux années plus tard – à la suite d’investissements vaseux – sous pavillon Mercury). Rogers qui a encore son prénom (ou presque puisqu’on l’appelle Milt, diminutif de Milton) mais qui a perdu son vrai patronyme (Rajonsky) y côtoie de jolies pointures, notamment le saxophoniste Don Byas. Mais tout va basculer pour le jeune trompettiste. Au sein du First et du Second Herds de Woody Herman. Puis au sein de la pépinière qu’était l’orchestre de Stan Kenton. A partir du moment où l’on entre chez Kenton, il n’est plus tellement possible de revenir en arrière. Shorty, à l’instar de tous les autres transfuges de la côte est, ne reviendra pas.

Tout va très vite pour le trompettiste. Parce qu’il n’est pas manchot pour commencer. Ensuite, parce qu’il est particulièrement doué pour écrire ces arrangements qui font tout particulièrement le sel du jazz west-coast. En 53, sûr de sa valeur, Shorty décide de prendre son envol et de monter son propre groupe, sur les cendres de la seconde version du Lighthouse All-Stars de Howard Rumsey – suite à une demande d’augmentation refusée par le manager, John Levine. Puisque c’est comme ça !!! Les Giants de Shorty étaient nés. Le trompettiste pouvait alors jouer tant et plus, expérimenter tant et plus, défier la matière tant et plus. La tendance devint même lourde. Sur l’album Cool & Crazy par exemple. Rogers fait son premier essai à la tête d’un big band. Le titre des compositions apportées par plusieurs membres du grand ensemble donne le ton de l’esprit potache de l’entreprise : Tale of an african lobster, Sweetheart of Sigmund Freud, Coop de Graas (clin d’oeil au joueur de french horn, John Graas)…

Autre exemple des emballements ludiques de Rogers : Ce Collaboration, en 55, avec le pianiste classique André Prévin dont la formule ne peut qu’inciter à l’écoute. La voici. Rogers et Prévin proposent 6 standards chacun. En réponse chaque musicien doit produire 6 compositions bâties sur des harmonies similaires. Le résultat est plus qu’enthousiasmant. Il se pourrait même qu’il soit pédagogique. L’auditeur ne peut que sourire en entendant le Claudia de Prévin qui répond à You stepped out of a dream. Et même s’émerveiller devant la subtilité du travail effectué par Rogers en réponse au standard de Cole Porter, You do something to me (proposition limite vacharde de Prévin). Call for Cole est ainsi un très bel exemple de la générosité de Shorty (avec notamment un espace rutilant offert à la flute de Bud Shank) et de son étonnante capacité d’arrangeur tout-terrain.

Cette réputation de joueur ne se tarira jamais. Ni quand Rogers s’amusera avec la figure de Tarzan, avec le fantasme martien, ni quand il s’essaiera à faire swinguer avec succès le casse-noisette de Tchaikovsky. Ainsi était Shorty ! Et c’est ainsi, il me semble, avant tout, qu’il s’agit de se souvenir de lui…

Note : Nous commémorons ce jour le centenaire de la naissance de Shorty Rogers, né Milton Rajonsky. Disparu en 1994, à l’âge de 70 ans, des suites d’un cancer de la peau, sa trace est indélébile et son influence démesurée.


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