Composé en 59 pour les « sessions Kind of Blue » : All Blues est un chef d’oeuvre de simplicité complexe dû à l’intelligence espiègle de Miles Davis. Et, promis juré, ce n’est personne d’autre que lui qui l’a composé.
Il y a une sorte de tabou en jazz. Et on peut le formuler – sous la forme interrogative – de la manière suivante : Miles a-t-il vraiment composé tous les morceaux que l’histoire lui crédite ? On dit de Miles qu’il a engendré le cool jazz. Pour peu que cette dénomination qui vieillit assez mal signifie réellement quelque chose, on sait désormais qu’il n’en est rien. Ou, tout du moins, que la réalité est un peu plus complexe. Sans Mulligan, sans Konitz, sans Gil Evans, Miles ne serait de fait pas allé bien loin, alors qu’il s’était déjà éloigné un poil humilié du courant be-bop. Sur la chose, on n’a peu moufté dans le milieu à l’époque. Miles en imposait. Les années passant, quelques langues se sont déliées, reprochant à Miles de n’avoir jamais vraiment reconnu l’apport de Mulligan, tête objectivement pensante de ce nonet révolutionnaire. Voire de s’approprier franchement le travail d’autrui. Miles balaya ses reproches d’un revers de main : c’était lui qui décrochait les sessions studio, lui qui permettait à tous ces petits blancs de monter sur scène. Lui qui faisait la réputation du groupe. Et Miles portait ce nom que les labels voulaient voir s’étaler en grand, tout en haut des pochettes de disque. Voyez ? Miles, Miles, Miles. Vous voulez prendre la lumière, soyez vos propres patrons et ne venez pas m’emmerder. (Miles est un peu bourru). Le rapport qu’a entretenu Miles avec cette courte période de sa carrière est de toute manière complexe : il s’est très vite évertué à faire comme si elle n’avait pas réellement compté. Pour des raisons qui avaient aussi sans doute trait à la condition afro-américaine… Il n’était pas si facile d’assumer la paternité d’un courant dont on disait qu’il avait constitué une Réaction au be-bop. Même pour lui…
Quand, en 59, Miles enregistre Kind of Blue, il va, comme on le sait révolutionner la musique. La manière d’appréhender l’improvisation et bien entendu, de créer des architectures propres à favoriser son épanouissement et ses progrès. Les anecdotes fourmillent sur les historiques sessions de mai 59. Des livres entiers sont consacrés à la fabrication de cette seule oeuvre. Il y a certes un paquet de choses à dire sur ce moment de l’histoire du jazz. Sur le travail de composition, on nous dit toutefois peu de choses. Ou, à demi-mots… Ou en prenant bien des détours. Ce que l’on nous dit, en résumé, c’est que Miles, qui signe l’intégralité des compositions de l’album, n’a griffonné que des esquisses de morceaux pour les musiciens de son sextet. Et rien d’autre. Des petits bouts de papier comportant de minuscules portées à peine gribouillés dessinant une poignée de thèmes de manière impressionniste. Que la section rythmique se démerde. Trane ? Il trouvera bien. Cannonball ? Adulte et vacciné. Voici comment Miles et ses biographes ont toujours présenté la chose : Miles voulait que la musique semble spontanée, urgente, les improvisations à l’os, en équilibre sur un fil reliant deux falaises séparées par un ravin. Ne donner que quelques indications de gammes, d’intentions mélodiques et une poignée de directives orales servait ce dessein. C’est une méthode pratique. Et qui marche quand on se traine un sextet qui associe Trane, Cannonball Adderley, Bill Evans, Paul Chambers et Jimmy Cobb. Soit 5 gars capables de penser la musique avant même qu’elle ne sorte de leur instrument. Aujourd’hui, on peut affirmer sans rougir que Bill Evans a composé Blue in Green. Miles aura passé sa vie à prétendre le contraire mais la vérité est têtue. Evans le binoclard est derrière la taille précise de ce diamant.
Prenons maintenant So What ? Morceau piégeux. La ligne de basse la plus célèbre de l’histoire du jazz en somme. Est-ce que la griffonner sur une serviette de speakeasy suffit à vous octroyer le droit de vous créditer de sa composition ? Difficile à défendre. Mais les biographes, encore eux, balaient le débat d’un revers de la main. Qui a composé tel ou tel truc ? Quelle importance ? Voyons voir : la masse de thune que tu touches sur ton compte en banque a tout de même un poil d’importance, non ? Teo Macero a tranché le débat en certifiant que la main de Gil Evans avait trainé sur l’écriture de So What? Une main si lourde qui fit dire ceci à Jimmy Cobb des années plus tard (à propos notamment du délicat prélude d’ouverture qui se situe avant l’exposition du thème) : « Ce qui est sûr, mec, c’est que ça ressemble comme deux gouttes d’eau à un truc de Gil ». Restons tout de même prudent, hein…
Que l’on se rassure, le propos ne consiste pas à faire de Miles un imposteur. Miles n’est ni un imposteur, ni un spoliateur de morceau. Ni un analphabète de la portée. Son aura, son charisme, ses intuitions géniales ont fait des gars qui ont joués avec lui des musiciens surdéveloppés, qui n’ont plus jamais vraiment été les mêmes après avoir passé quelques années (et pour certains quelques semaines) à ses côtés : qu’il s’agisse de Trane, de Bill Evans, de Wayne Shorter, de Hancock… Miles vous prenait autant que vous pouviez lui donner… mais ce que vous lui cédiez finissait par vous rapporter bien plus que vous n’espériez. Et d’ailleurs, il y a bien une composition (et pas la moindre) dans Kind of Blue sur laquelle personne d’autre n’a mis la main : All Blues.
All Blues : ou pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
All Blues est en apparence la composition la plus simple, franche et directe de Kind of Blue. En apparence seulement. C’est peut-être aussi la composition qui correspond le mieux avec ce que Miles souhaitait faire dans le cadre de ces sessions : des architectures figurant les interactions entre danseurs et musiciens de ce que l’on appelait le Ballet Africain. All Blues tourne, à l’évidence, tourne sans fin. A l’intérieur de ce tourbillon thématique, les solistes y évoluent comme des danseurs, alternant lenteurs et fulgurances, déliés, syncopes et convulsions. Et bien sûr, il s’appuie sur ce rythme en 6/8 qui fait toute la différence. Comme l’a dit Cannonball plus tard : tout Miles est dans All Blues, tout Miles est dans cette capacité de s’emparer de principes simples et de les altérer avec élégance et délicatesse. Dans cette malice créant de l’insécurité dans ce qui semble confortable, des contrastes entre les vertiges de l’hypnose et la précision du langage juste (et économe par souci de ne dire que ce qu’il faut dire…)
Outre la version princeps de 59 – sans doute indépassable – et celles que Miles a enregistrées en live (notamment sur ce sommet qu’est le live au Philharmonic Hall intitulé My Funny Valentine) on ne compte plus les version d’All Blues. Il y a bien entendu celle avec paroles, interprétées en 63 par Oscar Brown Jr. Celles de Ron Carter, Kenny Burrell, Chet… Même les artistes davantage tournés vers le rock ou la folk ont été piochés All Blues. Celui qui s’en sort le mieux dans cet exercice est Tim Buckley, dans la phase relativement expérimentale de sa carrière. C’est la fin de l’année 68 et le chanteur reprend le motif de Miles pour construire autre chose. Il renforce encore l’étrangeté du morceau – ce qui colle à sa personnalité d’éternel paumé – réécrit des paroles pour l’occasion. Cela donne ce Strange Feeling presque aristocratique (version désargenté) de plus de 7 minutes qui ouvre l’album Happy Sad.
Le tabou perdure, amici. Miles plane au-dessus de lui, se situant entre la récompense promise par les cieux et la menace sourde de la déchéance. Il n’est pas certain que la question importe peu, comme le prétendent certains. En revanche, il est clair que Miles restera dans l’histoire comme le musicien le plus complexe et fascinant de l’histoire de cette musique. Comme l’épicentre de tous les blues.
