Quoique le dernier album du saxophoniste Christophe Panzani soit essentiellement consacré à sa mère disparue, le musicien réfute le terme d’hommage. « Un hommage en général, c’est posthume, précise-t-il. (Or,) pratiquement toute la musique écrite pour ce disque a été écrite du vivant de ma mère. Toute cette musique a été écrite pour une raison précise : lorsque ma mère a, petit à petit, perdu l’usage de la parole suite à un cancer au cerveau, et lorsqu’elle a renoncé à poursuivre tout traitement, sachant qu’elle ne pourrait plus gagner… J’étais démuni. Loin d’elle. Face à l’incroyable non-sens de son départ, à la tragédie de cette maladie, à l’incompréhension et la brutalité de la réalité. Je voulais lui parler, je voulais lui dire tout. Tout, avant qu’elle n’entende plus, qu’elle ne voit plus, qu’elle ne ressente plus. Je n’avais rien d’autre que la musique pour essayer de lui dire… »
Cette musique – que l’on devine intense et intime (et qui l’est) – forme la matière de Mères Océans, qui vient tout juste de paraitre sur le label The Drops Music. Un disque qui n’étouffe jamais sous la tristesse mais qui établit un dialogue riche et précieux, né de l’urgence, de l’imminence d’une froide échéance qui précipitera inexorablement la vie d’un être cher dans l’effroi du silence, puis dans les ténèbres.
Les musiciens aiment les silences. Sans silences, il ne peut y avoir de musique. Comme il ne peut y en avoir sans qu’il soit possible de rompre ce silence. Toute musique est une manière savante d’équilibrer ces deux contraires. D’ordonner cette lutte. La perte de la parole est peut-être, en ce sens, un drame qui touchera le musicien d’une manière encore plus vive que les autres. Bien sûr, les mots sont une chose ; et le musicien a cette chance de pouvoir manipuler un autre langage… une autre syntaxe, d’autres conjugaisons, plus universelles que celles des langues qui, au-delà des trésors de beauté qu’elles renferment, se limitent à leurs seuls locuteurs – et à tous ceux qui ont fait profession de modeler l’argile dont elles sont faites. Dans cette expérience existentielle et artistique, des symboliques s’entrecroisent et il fallait être un sacré musicien pour réussir à les ordonner, pour parvenir à les plier aux limites évidentes d’une volonté humaine.
Mères Océans n’est pas un disque tout à fait comme les autres. A travers ce qui le motive bien sûr, mais aussi dans le dispositif qu’il déploie, les sonorités qu’il choisit et enfin, dans ses choix artistiques. Chaque morceau raconte une petite histoire qui parlera sans doute à tous ceux qui accepteront de se replonger quelques instants dans leurs souvenirs d’enfance ; souvenirs de réveil où l’on se glissait peut-être au petit matin dans la chambre de ses parents pour leur ordonner de revenir à la vie (A Pas lents), souvenirs de pâtisseries partagées (Le gâteau aux noix), mélancolie du temps qui passe (tempus fugit). Toutes évocations qui, bien qu’intimes, touchent à l’universalité du lien filial.
Panzani a le grand mérite de ne sombrer dans aucune facilité. De ne jamais se laisser déborder par ses intentions. Si sa musique est douce, profonde, elle ne se complait jamais dans la sonatine complaisante. Elle reste passionnément moderne et même parfois étonnamment synthétique : grâce à Tony Paeleman qui officie aux claviers ou à la frappe pleine d’autorité et de précision du batteur Guilhem Flouzat. C’est en ce sens que Mères Océans est bel et bien une parole, un dialogue (dont la seule réponse consistera peut-être en un regard appuyé, signifiant…) et non un regard solitaire tourné vers soi et sa détresse. Et c’est ce qui fait sans doute de lui le disque le plus lumineux de la scène jazz française en ce début d’année.
