Quelques notes scatées doublées par un soufflant qui tapisse habilement l’air primesautier plus qu’il ne le joue ; l’intro de la version de Lullaby of Birdland qu’offrent Sarah Vaughan et Clifford Brown n’a pas d’équivalent dans l’histoire du jazz vocal. Il s’agit là de l’une des entrées en matière les plus délectables et donc célèbres et instantanément reconnaissables du genre. Nous sommes en décembre 54 et l’union artistique de ces 2 mythes est né d’un heureux hasard, comme c’est souvent le cas, en tout cas, d’une de ces rencontres fugaces qui font naître les opportunités. C’était 3 ans plus tôt dans un club new-yorkais. On ne sait pas lequel : ce n’est certainement pas le Cafe Society comme l’affirment étonnamment certains. Cette place forte (et même historique) du jazz (restée notamment dans les mémoires comme l’endroit qui entendit pour la première fois Billie Holiday chanter Strange Fruit) était alors fermée depuis 1948, sacrifiée sur l’autel de l’anticommunisme barbare de l’époque. Mais nous ne raconterons pas cette histoire.
Fin 54, Sarah Vaughan justifie déjà d’une réputation blindée. Tout a commencé pour elle au début des années 40, à l’Appollo Theatre, où elle remporte un concours auquel elle n’aurait normalement dû participer qu’en qualité d’accompagnatrice (au piano) d’une amie pleine d’ambition. Mais l’histoire en a voulu autrement. Sarah a décidé de tenter sa chance, elle aussi. Elle chante Body and Soul devant une salle comble et remporte le trophée : 10 petits dollars mais surtout…l’opportunité de chanter pour l’orchestre de l’Appollo afin d’effectuer la première partie d’Ella Fitzgerald. Dans la foulée ou presque, elle intègre l’ensemble du pianiste Earl Hines ; incubateur historique du bebop dans lequel on retrouve bien sûr Dizzy Gillespie et Charlie Parker. Pour de sombres histoires de conflits syndicaux, ce collectif n’a jamais enregistré mais il voyage pendant pas moins de 2 ans. Et la réputation de Sarah Vaughan également. Le 5 décembre 1944, Sarah Vaughan enregistre sa voix pour la première fois. C’est avec le grand orchestre de Billy Eckstine (avec Parker, Kenny Dorham, Miles, Dexter Gordon…) et il s’agit d’une version d’une composition de George Treadwell (que Sarah épousera en 1946) : I’ll wait and pray. Vaughan prend définitivement son envol en 53 en signant un contrat qui va définir une tendance lourde de sa carrière. Avec le label Mercury qui lui propose de dédoubler ses talents, à savoir, d’enregistrer du matériau commercial pour la maison mère et en parallèle, du matériau jazz pour sa filiale EmArcy. C’est bien sûr pour cette filiale que Sarah Vaughan et Clifford Brown enregistrent cette version magique de Lullaby of Birdland et tout le reste de ce qui constituera en fin de compte l’un des albums de jazz vocal les plus marquants et raffinés de l’Histoire.
Et Clifford Brown ? Quand le trompettiste rencontre Vaughan, il n’a encore jamais enregistré. Le jeune musicien n’est alors qu’une gentille rumeur. Une rumeur qui ne va pas tarder à prendre une belle ampleur. L’année 54 est son année. Outre cette session qu’il partage avec la chanteuse, Brown intègre brièvement le quintet d’Art Blakey : 3 soirs au Birdland forment la matière d’un live désormais légendaire. C’est aussi en 1954 qu’il cofonde ce quintet avec le batteur Max Roach qui va totalement changer la donne. A 3 années de distance, on peut dire que Sarah avait l’oreille pour dénicher les talents. C’est une autre tendance lourde de sa carrière. Outre ses productions commerciales, la chanteuse conduisait ses projets plus personnels au feeling. Pianiste, elle aimait chanter comme chante un instrument. Sarah Vaughan, surtout, aimait les musiciens et le jeune Clifford Brown, brillante étoile naissante, ne pouvait faire autrement que d’intégrer ce petit cercle établi par affinités électives.

Sarah Vaughan fait bien entendu partie de la grande trinité des chanteuses de jazz. Ella Fitzgerald était une grande et puissante vague de joie pure. Billie Holiday était une autre puissance : celle de l’incarnation permanente. Sarah était celle qui faisait de sa voix un des autres instruments de l’ensemble. On a coutume de dire qu’elle était la chanteuse be-bop par excellence. Ou celle qui avait apporté le chant dans le be-bop (et vice versa). C’est une approche réductrice de son talent. Il est vrai que Sarah Vaughan a permis au jazz vocal de rencontrer le courant be-bop. Mais elle n’est pas la seule, et sans doute pas la première, si l’on prend en compte la version de Flying Home donnée par Ella Fitzgerald fin 1945, non seulement historique, mais qui prend tous les atours de la jam session.
Non, ce qui fait de Sarah Vaughan un membre de cette trinité, c’est bien cela : sa capacité à penser sa voix comme un instrument. A placer ses notes comme le ferait un instrument. N’imaginez pas de grands élans de virtuosité, ne pensez pas au scat. Il ne s’agit pas de cela. Quand Sarah pose sa voix, elle imagine des glissandos qui n’appartiennent qu’à elle, il lui arrive de doubler des notes, comme le ferait un saxophoniste élégant ou un trompettiste délicat. Elle a aussi cette capacité de poser ses blanches d’une façon très particulière, exactement comme ces saxophonistes qui se jouent des contrastes, détendent l’espace pour mieux le contracter. Sarah était cela. Et c’est en cela qu’en dépit des efforts d’un paquet de chanteuses, elle reste inimitable.
Sur cet album de 54 avec Clifford Brown, cette qualité est manifeste. En particulier sur les ballades : Jim, Embraceable you, April in Paris. Rien, bien sûr, ne serait tout à fait pareil sans le parfait soutien apporté, non seulement par Brown, mais aussi par les autres excellents musiciens du groupe monté pour l’occasion : Paul Quinichette au ténor, Herbie Mann à la flûte (en dépit d’une prise de son qui ne le met pas en valeur), Jimmy Jones au piano (dont les plaquages d’accord sont étonnants tout du long). Il y a en somme de la magie dans l’air en ce jour de décembre 54 et cette solennité qui marque toujours les grands enregistrements.
Il faudrait peut-être prendre le temps d’établir une anthologie des enregistrements produits par Vaughan avec des ensembles réduits. De cette galette à cette merveille de disque avec le quintet de Jimmy Rowles en 74, en passant par l’injustement mésestimé After Hours, enregistré en trio avec le guitariste Mundell Lowe et le contrebassiste George Duvivier et remontant à l’année 61, ces configurations lui seyaient à merveille. Parce qu’elles lui laissaient tout l’espace nécessaire pour faire davantage que chanter : jouer, jouer, jouer encore et toujours.
(En ce 27 mars 2024, nous fêtons le centenaire de la naissance de Sarah Vaughan. Native de Newark, New Jersey, la grande Sarah a été emportée par un cancer au début du mois d’avril 90. Elle avait 66 ans. Elle est plus qu’une légende…)
