L’art doit-il imiter la nature ? Ce débat n’est pas un sujet de bac. Il agite pourtant la philosophie et les artistes eux-mêmes depuis l’Antiquité. Les bons comme les mauvais. Aristote, Hegel, Nietzsche, les critiques d’art mais aussi tous les bons à rien qui ont du temps à perdre. Il est certain que la notion de devoir, en art, que l’assignation en art, peut sembler constituer un élément de sclérose. Et il l’est, sans doute. Tout art est un jeu savant entre le respect et la transgression, entre la maîtrise des lois et la capacité des artistes à identifier leurs failles. L’art doit, il lui faudrait...sont des limitations qui ne peuvent qu’être de nature à entraver ses futures découvertes. Mais c’est que les philosophes ont pris la question par le mauvais bout. Le sujet a le don de rendre idiots les plus intelligents. Hegel se fait par exemple bien pesant sur la question. Son argument ? L’art devrait cesser de tenter d’imiter la nature puisqu’il ne pourra jamais qu’en fournir une représentation imparfaite. C’est, hélas, une vision anti-artistique de l’art. L’art n’a pas à être parfait, ses représentations n’ont pas à l’être également. Et il a bien le droit – l’art – de se situer en deçà de ce qu’il souhaite représenter, dire, transmettre. Mais après tout, ce brave Hegel n’était guère qu’un homme du 19e siècle. Bien qu’il fut un penseur remarquable, il n’en était pas visionnaire pour autant.
Les relations qu’entretiennent plus particulièrement la musique et la nature sont éclairantes. Sortir de la représentation purement figurative des arts plastiques démine en quelque sorte le débat. Et, en fin de compte, l’apaise. La nature de ces relations ne permet pas de tirer un trait définitif sur la question mais elle constitue un appui précieux afin de l’aborder de manière plus nuancée. Il est du reste étonnant de constater que ce sont précisément les musiciens contemporains – pourtant capables de modeler les formes les plus avancées et complexes – qui ont réintégré la nature dans la musique. C’est le cas de Stravinsky ; c’est encore plus le cas du grand compositeur tchèque Janáček dont le panthéisme heureux ne pouvait que l’inciter à glorifier la nature, sous toutes ses formes. Et, terreur… à gorger sa musique de ses sons…
Il est sans doute une question plus intéressante que celle qui se présente en ouverture de cet article. Il ne s’agit en effet pas tant de savoir si l’art doit ou non imiter la nature que de déterminer si, en imitant la nature, l’art peut continuer à dire véritablement quelque chose. S’il peut, en somme, reproduire la nature, plus exactement en reproduire une partie, et continuer d’être langage. En se jouant de cette notion d’artifice qui fait, selon certains (à tort à mon avis), la substance réelle de l’art. Le dernier musicien à se confronter à la question et à mettre en application ses intuitions en la matière est le pianiste brésilien Amaro Freitas. Avec son dernier album, Y’Y, sorti il y a quelques semaines sur le label Psychic Hotline.
Jusque là, Freitas était déjà un musicien intéressant. A travers son parcours pour commencer. Issu d’un milieu englué dans une pauvreté endémique, Freitas ne pourra jamais suivre le cursus musical dont il rêvait après avoir découvert, adolescent, une performance de Chick Corea sur dvd ; épiphanie qu’il formule aujourd’hui de la manière suivante : « Je n’avais jamais un truc pareil mais ce dont j’étais certain, c’est que je savais que c’était ça que je voulais faire avec un piano… » De l’épiphanie à l’obsession, il n’y a qu’un pas. Sans piano, Amaro Freitas va pianoter sur un clavier imaginaire des années durant, avant de conclure un accord avec le patron d’un bar de quartier qui accepte de mettre à disposition l’instrument déglingué qui prend la poussière au sein de son établissement. Freitas ne pianote plus dans les airs, s’entraine comme un dément à chaque fois qu’il le peut, avant les heures d’ouverture. Ce sont là les termes de l’accord. Passée la vingtaine, Freitas était devenu le pianiste star de Recife et l’attraction du club de jazz local le plus côté de la ville.
Intéressant, Freitas l’est aussi à travers sa discographie. Avant la sortie de Y’Y, le pianiste comptait 3 albums en tant que leader d’un trio comprenant le contrebassiste Jon Elton et le batteur Hugo Medeiros : Sangue Negro, paru en 2016, Rasif en 2018 et surtout, le magnifique Sankofa en 2021. Après avoir été époustouflé par son jeu hypnotique sur des morceaux comme Ayeye (boucle étourdissante semblant ne jamais pouvoir s’arrêter…), Cazumbà (tourbillonnant martèlement qui brille par des intuitions de placement vraiment singulières) ou Nascimento (joyau mélodique subtil de cet album), on se demandait quel serait le prochain axe de développement du musicien. Certainement pas là où on aurait pu l’attendre.

Y’Y trouve en effet son inspiration à plus de 5000 kilomètres de Recife. Dans la région torride, amazonienne de Manaus. Et, comme Janáček il y a des décennies, Freitas fait le choix de ne pas couper le lien qui unit le lieu qui l’a inspiré et la musique singulière qui est également constituante de son identité. La flore amazonienne joue sa propre musique, la faune également. Et le monde, tout autour, contribue également à cette mystérieuse symphonie. Les éléments s’accordent, à la manière d’un orchestre suivant d’invisibles règles. De ce point de vue, Y’Y commence par décontenancer. A l’image du lieu dont il tire son inspiration, on ne peut l’apprivoiser. Il faut apprendre à le découvrir. A s’y paumer volontairement. A observer. Pour ne pas l’abimer, on prendra soin de ne rien défricher, de se courber ici, de s’étendre là, en fonction de l’architecture de ce labyrinthe. L’humain n’est pas persona non grata, loin s’en faut. Il a des yeux, des oreilles, une âme, il lui faut simplement ne pas oublier que son pas peut piétiner la vie…
On en revient ainsi à la question suivante : au-delà de son étonnant concept, Amaro Freitas parvient-il à dire quelque chose ? Parvient-il à établir son propre langage ? De la mystérieuse ouverture qui donne le ton (Mapinguari (Encantado da mata), ce qui signifie en portugais, enchanté des bois), aux jeux subtils entre ponctuations et fluidités qui font toute la richesse du morceau qui s’ensuit (Uiara (Encantada da Agua)), il nous faut (l’art n’a pas de devoir mais celui qui s’y confronte en a, lui…), il est certain, abandonner nos repères habituels et accepter d’entendre autre chose que ce que le jazz nous propose la plupart du temps d’écouter. Mais pour le dire plus directement, oui, Freitas dit bien quelque chose. En cédant la parole, dans l’élan d’un paradoxe qui n’en est un qu’en apparence. Viva Naná (qui est sans doute un hommage au percussionniste brésilien (natif de Recife, lui aussi) Naná Vasconcelos) constitue une clé de compréhension. Une clé simple, souriante et humble : le monde est musique. Et il l’est encore plus quand l’homme (qui est peut-être bruit) se situe en lisière de ce monde. En observation, en spectateur. Il y a des voix que l’on entend que si l’on fait silence. Et, à condition de nous délester de notre passion des formes connues, il nous est aussi donné de les entendre. Epure complexe, prodigalité dépouillée : voilà ce à quoi Freitas nous convie.
Si Freitas souhaitait marcher dans les pas de Corea, il sépare ici radicalement son chemin de celui qui était la source de son épiphanie. Car la musique qu’il propose – une musique qui est davantage que simplement atmosphérique et tout autre chose qu’une somme savante d’artifices – est exempte de toute virtuosité, démonstrative en tout cas. Car, il faut bien sûr une grande maîtrise pour proposer des morceaux aussi évocateurs que Dança dos Martelos ou l’enivrant Sonho Ancestral qui lui succède.
La dernière surprise de ce disque est le morceau Encantados qui propose, cette fois, quelque chose de plus classique : un ensemble uni (et un retour léger à Corea voire à la musique de Milton Nascimento), invitant la flute de Shabaka Hutchings, la batterie d’Hamid Drake et la contrebasse d’Aniel Someillan. Une manière de raccrocher les wagons ou de complaire à un auditeur perdu par une approche aussi radicalement impressionniste ? Rien n’est moins certain. Il y a une logique interne remarquable dans ce disque ; c’est aussi en toute logique qu’il finit par un rassemblement – après l’explorations des parties, par l’exposition du tout pour le dire autrement.
Amaro Freitas n’a sans doute pas le temps de se pencher sur les questions un poil idiotes qui ont donné prétexte aux philosophes de se foutre joyeusement sur la gueule (et de s’envoyer des mandales à plusieurs siècles de distance). Sa réponse est aussi sobre qu’ambitieuse : toute entière contenue dans ce disque à apprivoiser – bien que la nature ne puisse l’être que si elle le veut bien.
Amaro Freitas se produira le 2 avril prochain sur la scène de la Dynamo (Pantin) dans le cadre de la 41e édition du festival Banlieues bleues.
