Palatino est le nom d’une passerelle entre la France et l’Italie. D’un train plus exactement qui a relié Paris à Rome à partir de la fin du 19e siècle. On parle bien entendu d’un temps où le rail pouvait susciter en vous des envies d’ailleurs, d’une époque où l’aviation n’avait pas encore contracté le temps des grandes transhumances. Pour un musicien comme Aldo Romano, né en Vénétie, mais dont la famille s’est installée en France peu après la fin de la seconde guerre mondiale, ce simple nom est – comme à l’oreille de tous les italiens exilés, nés avant les années 70 – une résonance, un marqueur du lien parfois ténu mais indéfectible qui rattache les oriundi à la terre à la fois proche et lointaine qui restera toujours un peu la leur. Pour les autres, cet Express a également eu son attrait. 2 films font du Palatino le huis-clos de leur intrigue. C’est moins que l’Orient Express mais c’est un palmarès honorable. Le premier à choisir le Palatino pour décor d’une intrigue (policière bien entendu), c’est le réalisateur Walter Forde en 1932. L’intrigue est classique : un meurtre à bord du train et des myriades de suspects. Agatha Christie mood. Rome Express est sans doute l’un des premiers films de l’Histoire du cinéma à exploiter le train comme élément de huis-clos. Sa sortie se situe 6 ans, en tout cas, avant que Hitchcock n’établisse totalement le genre avec The Lady Vanishes. En 1950, le réalisateur français Christian Stengel choisit à son tour d’investir le Palatino : son Rome-Express est une oeuvre mineure mais elle va plus loin que le film de Hitchock en faisant disparaitre non pas une mais 4 femmes dans le cadre d’une sombre histoire de fausse (et donc crapuleuse) annonce matrimoniale. Quoiqu’il en soit, on le voit : il fut une époque où, pour les cinéastes, le rail était synonyme de crimes : de crimes de sang ou de grand banditisme (on ne compte pas les westerns qui contiennent des scènes d’attaques de train…). Mais les temps changent. Le regard des cinéastes également. On ne fait pas que passer l’arme à gauche dans les trains. On s’y croise, on s’y rencontre, on s’y défait. On peut s’y aimer brièvement. On y rêve aussi. Le cinéma peut redevenir chiant et bavard grâce aux trains… Le Palatino était un train de nuit. Il lui fallait 15 heures pour relier Paris à Rome. On embarquait en fin d’après-midi ; on arrivait en gare au petit matin sans avoir beaucoup dormi. Des cernes autour des yeux, l’haleine chargée d’odeurs froides de tabac, de café-lavasse et de restes de sandwichs ou d’oeufs durs mal digérés. Une nuit, ce n’est pas grand chose mais c’est tout un monde, quand celle-ci, au rythme du rail, se peuple de rêves, de désirs d’évasion, de rires, d’impatiences ou d’incertitudes nostalgiques.
Palatino est aussi le nom d’un quartet, formé au beau milieu des années 90 par Aldo Romano, le trompettiste sarde Paolo Fresu, le contrebassiste Michel Benita et le tromboniste Glenn Ferris. Un superquartet en fin de compte qui n’a cessé depuis lors de se former, de se séparer, pour mieux se retrouver. En fonction, suppose-t-on des agendas contrariés de 4 musiciens qui ont une foultitude de projets personnels et n’ont jamais manqué de suivre leurs envies. Le premier album du quartet sort en 1995. A l’époque de l’âge d’or de la maison de disques Label Bleu. Et il est peut-être le meilleur de la discographie particulière du groupe.
D’emblée, cet album dissipait les doutes que font souvent naître la création des super-groupes. Comment gérer tous ces égos ? Le Palatino n’a eu visiblement aucun problème à régler ce problème, en tirant pleinement parti des individualités de chacun de ses membres. Aldo Romano y apportait sa fraicheur de boppeur fellinien (Dawn), Glenn Ferris ses singulières intuitions mélodiques (Calabrian Nights). Fresu mettait quant à lui à disposition ses qualités d’infatigable farfouilleur de la tradition comme de l’étrange, du proche comme du lointain (Variazione Tre (Tema di Mirpy)). Pour autant, ce respect des individualités nourrissait un dialogue intense : il suffit d’écouter Calabrian Nights justement et l’étonnante empathie qui circule entre les musiciens du quartet, entre Fresu et Ferris notamment qui, à certains moments, semblent faire fusionner leurs voix (tant et si bien que l’on croit par instant entendre un authentique effet).
3 années après ce premier effort, le quartet récidive. Toujours chez Label Bleu avec l’album Palatino Tempo. En 2001, c’est le chapitre 3 (chap. 3) qui voit le jour. Puis, pendant 10 ans, ces 4 là vivront leur vie chacun de leur côté. Avant des retrouvailles merveilleuses, 10 ans plus tard, sur la scène de la Maison de la Culture de Grenoble, heureusement captées et éditées par le label Naïve…soit quelques mois avant la suppression du mythique Palatino Express.
(NDA : cette suppression temporaire ne durera qu’un an. Remis sur les rails par Trenitalia en décembre 2012, le Palatino survivra un an de plus, avant d’être définitivement mis au rancard en 2013)
L’histoire s’arrête-t-elle là ? Pour les nostalgiques du rail comme pour ceux qui sont assez vieux pour ne pas avoir besoin de flâner dans un aéroport pour ressentir des envies d’ailleurs ? Pour ceux aussi, qui ont aimé et aiment encore la musique mystérieuse de ce quartet, sa science de l’unité, les étonnants dialogues (combinant toutes les formes possible, du mimétisme à la ponctuation en passant bien sûr par le duel rhétorique) conçus par Ferris et Fresu, Romano et Benita ?
Pas tout à fait, fort heureusement, puisque le Sunside a eu la bienheureuse idée d’offrir une carte blanche à Paolo Fresu : soit 3 soirs au cours desquels il pourra revenir sur des moments clés de sa carrière. Le 9, le trompettiste renouera avec le guitariste Nguyen Le et le pianiste Bojan Z. Le lendemain, c’est le bandenoiste Daniele di Bonaventura qui sera à ses côtés. Le 11, le Palatino célèbrera ses retrouvailles plus de 10 ans après les belles performances grenobloises. Le temps passe, les temps changent et ce ne sont plus les passagers qui disparaissent mais bien les trains entiers. Ces 4 là sont pourtant toujours bien présents, bel et bien vivants, et leur musique bouillonne encore sous la chape de ce que notre nostalgie peut offrir de meilleur. GIOIA !
