Miroslav Vitouš : le pas de côté

En 2004, le contrebassiste tchèque Miroslav Vitouš (co-fondateur historique du Weather Report) donne une interview au Magazine Innerviews. Et voici (entre autres choses) ce qu’il dit : « Personnellement, je considère que rien de nouveau n’a été introduit après 74 dans la musique. C’est vraiment mon impression. Rien d’important, aucun développement significatif n’est survenu après l’émergence du jazz fusion, suite à ce qu’ont fait Miles, le Weather Report, le Mahavishnu Orchestra ou encore Return to Forever. Après la disparition du jazz fusion, le disco est arrivé, ce qui a fondamentalement tout bousillé, en particulier la création musicale. (…) Les financiers ont débarqué et ils ont dit : « Attendez une minute. Nous avons besoin que vous jouiez des choses de manière à ce que les gens puissent taper du pied et que nous puissions vendre un million d’albums. » C’est un problème qui dure depuis pas mal de temps maintenant. Le disco a été une catastrophe pour la musique créative. J’ai vu certains des plus grands musiciens de ce monde disparaître parce qu’ils ne pouvaient pas faire face. Les quelques survivants ont dû adapter leur jeu à cette nouvelle donne. Je trouve cela pitoyable. Mais le business est si profondément ancré dans la musique qu’il a fini par entraver son développement... »

Miroslav Vitouš est un témoin particulièrement intéressant de la grande bascule commerciale du milieu des années 70 – notamment parce qu’il en est un des acteurs et observateurs majeurs – et il n’est certes pas le premier à pointer du doigt l’émergence du disco comme une des raisons principales de la sclérose créative. Parmi les illustrations les plus triviales de l’anti-discoïsme – qui fut une véritable mode en un sens – on ne peut s’empêcher de mentionner cet absurde climax que représente la Disco Demolition Night ; soirée ubuesque organisée par un DJ fada (et peut-être un poil raciste) au Comiskey Park dans le cadre d’une double confrontation de baseball entre les Chicago White Sox et les Detroit Tigers, et durant laquelle des dizaines de néopaïens débraillés collectèrent de vieilles galettes disco pour le simple plaisir de les voir partir en fumée à l’aide d’explosifs. 

Toute haine artistique mise de côté, il serait cependant injuste de dire que les musiciens ont découvert la capacité de nuisance du pur business avec l’émergence du disco. Quelques décennies plus tôt, les boppers pestaient déjà contre d’autres courants commerciaux : le RnB, le rock n’roll. Le soudain intérêt des fans de rock pour la fusion a sans doute aussi eu un effet néfaste. Les partisans d’une musique tournée vers un incessant (et peut-être illusoire) progrès, d’une musique en tout cas exigeante, ont en fin de compte toujours été bridé par les exigences tristement terre à terre des financiers ; et ces derniers se sont toujours montrés avides de vendre toujours plus de galettes à une masse qui aura toujours soif de bidules facilement consommables et comportant en conséquence toujours moins de notes. Les musiciens eux-mêmes ont parfois baissé la garde en offrant délibérément au public ce qu’il souhaitait entendre. Tout ce propos sur le disco n’est en ce sens pas franchement nouveau et, en fin de compte, autant le dire franchement, il n’est pas très intéressant non plus. Sorry Miroslav. Ce qui l’est davantage, c’est le fait que Vitouš identifie précisément l’année 1974 comme LE tournant négatif majeur pris par la musique. Pas 75, 76 ou 77. Mais 74. Et pourquoi 1974, précisément ? Si l’on compare la qualité de la création musicale de l’année 73 avec celle de l’année 74, en particulier dans le jazz, on ne peut pas vraiment lui donner tort. L’année 73 est un véritable tourbillon créatif. Non seulement dans le jazz mais tout genre confondu. L’année 1974, quant à elle, est une année pauvre, c’est indéniable. Mais il y a peut-être, chez Vitouš, quelque chose de plus personnel (voire d’intime) dans le choix de l’année 1974 en particulier.

Si vous avez une entreprise et que trois personnes en sont propriétaires, et que deux d’entre elles disent : « D’accord, nous ne voulons plus travailler comme ça. Nous ne sommes plus que deux maintenant. » Normalement, ils décomposent le stock et payent la troisième personne, n’est-ce pas ?

Au début de l’année 1974, Vitouš est encore le contrebassiste du Weather Report. Il a 26 ans et réside aux États-Unis depuis 6 ans. Son ticket de jeune prodige tchèque pour le monde libre, Miroslav l’a obtenu en remportant un concours de jeune talent à Vienne. Et il a su mettre à profit la liberté qui lui était offerte. Entre 66 et 74, Vitouš se fait un nom.  Auprès du totem Miles (qui apprécie son style mais ne le retient pas dans la mesure où ses intentions artistiques futures se conjuguent mal avec ses qualités particulières), avec Herbie Mann et, bien sûr, dans le cadre de la co-fondation du Weather Report aux côtés de Wayne Shorter et de Zawinul (qu’il a d’ailleurs rencontré lors du fameux concours viennois, sachant que le claviériste autrichien était alors un des membres de son jury). Début 74, la réputation du collectif n’est plus à faire. Le triumvirat compte 3 albums à sa discographie : deux albums très libres, pas loin d’être visionnaires, et un 3e, Sweetnighter, conceptuellement plus souple mais qui a permis au groupe de conquérir un public plus large. Une transition se prépare et elle ne se fera pas sans rupture. Dès le 2e album du Weather Report, au-delà de l’apport plus que significatif des deux autres membres fondateurs, le groupe devient la chose de Zawinul. On ne tient pas souvent la barre à trois ; en tout cas pas trop longtemps. On peut le regretter, et beaucoup le regrettent du reste, mais c’est bien l’Autrichien qui prend le pouvoir et détermine les directions qu’il convient d’entreprendre. Pour le meilleur comme pour le pire. Principal axe de travail : Zawinul entreprend d’assouplir la démarche du groupe. Quoiqu’il ne soit pas le plus funky des claviéristes de l’époque – loin s’en faut – c’est cette couleur là qu’il entend donner aux prochaines productions du groupe ; et c’est aussi là que se noueront ses futures dissensions. 

Elles commencent toutefois par un non-dit, comme souvent, avec l’irruption d’un nouveau musicien : Alphonso Johnson. Johnson n’est pas contrebassiste. Il ne voyage pas sans ampli. Il est surtout un musicien au profil radicalement de celui qu’a proposé Vitouš 3 années durant. Le jeune contrebassiste ne peut que prendre une décision qui s’impose ; se retirer sur la pointe des pieds.  La rupture est artistique, créative. Elle est aussi intime, personnelle, dans la mesure où c’est Zawinul qui fait une croix sur un jeune musicien qu’il avait promis de chaperonner à son arrivée sur le sol américain.

Vitouš, s’il mâchait encore ses mots en 2004, crachera sa vérité quelques années plus tard sans aucune retenue. L’entretien (qui date de 2009) est cette fois donné au magazine Bass Musician et le contrebassiste tchèque tape comme un sourd sur Zawinul. Ses griefs sont nombreux. Ses accusations sont directes et ne prennent pas la peine de dissimuler une rancoeur tenace. Première accusation et non des moindres : alors que Zawinul avait promis au père de Vitouš de prendre soin de son rejeton aux Etats-Unis, il lui aurait savonné la planche, insistant par exemple pour qu’on lui ferme les portes du groupe de Cannonball Adderley avec lequel il était pourtant en contact. Deuxième accusation, plus grave encore : Zawinul aurait traficoté dans son dos pour l’empêcher de faire valoir ses droits sur le Weather Report : « Joe était un manipulateur de première classe. Il a manipulé tout ce qu’il pouvait à son avantage… même Wayne Shorter. Il a fallu beaucoup de temps à Wayne pour le reconnaître lui-même. Le souvenir de tous ces événements m’est rendu encore plus difficile par le fait que l’épouse de Wayne Shorter a contribué à la disparition de mes papiers légaux de propriété du groupe. Je n’ai jamais pu justifier mes prétentions à cause de cette histoire mais il y avait bien 3 parts au départ. Elle a réussi à dérober ces papiers par l’intermédiaire de sa demi-sœur qui vivait avec moi à ce moment-là… Ce fut un coup dur financier, mais plus encore, j’avais l’impression que quelqu’un niait tout ce que j’avais fait pendant toutes ces années. J’ai finalement surmonté cela et je peux maintenant le rendre public, car c’est ce qui s’est passé après tout. J’ai fait quelques tentatives pour contacter Wayne Shorter  afin de clarifier les choses mais je n’ai pu obtenir aucune réponse de sa part. C’est vraiment la chose la plus difficile à laquelle j’ai dû faire face. »

Mysterious Traveller : la fin du voyage

Enregistré sur plusieurs sessions entre novembre 73 et début 74, le 4e album du Weather Report, Mysterious Traveller, sort le 24 mars 1974 sous estampille Columbia (label du groupe pendant l’ensemble de son existence de 1971 à 1986). Vitouš ne joue que sur un seul des titres du disques. Et sur un titre bonus qui ne figure que sur quelques rééditions de l’album. Et encore, il lui faut composer avec Alphonso Johnson sur l’un de ses deux titres (celui qui figure sur la galette originelle). Ce n’est plus une simple mise à l’écart, c’est un effacement qui se produit.

D’un point de vue artistique, la musique de Weather Report intègre des éléments rock et funk qui vont mathématiquement circonscrire les espaces de création. C’est flagrant dès le grand morceau d’ouverture Nubian Sundance. L’assertion souvent proférée par Zawinul selon laquelle, au sein du Weather Report, personne ne faisait de solos et tout le monde faisait un solo permanent, perd ici clairement de sa justesse. Où donc ces gars veulent-ils en venir ? Les bruits de foules hystériques qui parsèment le titre constitueraient-ils un aveu inconscient ? 

S’ensuit American Tango, le fameux titre sur lequel on retrouve Vitouš. Il l’a du reste co-écrit avec Zawinul. Il permet de mesurer les deux approches qui semblent encore tirailler le groupe. Le son de Zawinul y est certes envahissant [bien trop envahissant] mais on y trouve  de grands espaces, similaires à ceux qu’aménageait autrefois le collectif. Si l’on se place d’un pur point de vue commercial, le groupe recomposé fait mouche avec Cucumber Slumber. Composé par Alphonso Johnson, ce morceau va ravir les masses ; notamment les rappeurs (qui ne créditeront pas toujours le groupe, arrosant ainsi l’arroseur). En dépit de la qualité de ce que fait Shorter dessus, on perçoit bien ce que le Weather Report perd (et gagne) en se métamorphosant sur le dos du contrebassiste écarté. En dépit de l’imagination dont Shorter parvient à faire preuve là-dessus. Quoiqu’il en soit, si l’on compare cet effort vaguement funkisant avec les tours de force qui nous émerveillaient par ailleurs au sein du groupe de Herbie Hancock, on est bien obligé de constater que cette escapade funk est d’une froideur qui sied bien mal à ses ambitions. Même si elle a conquis son public. Force est, aussi, de constater que Zawinul n’est pas encore à l’aise sur ce type de forme. On aura fait plus souple comme plaquage d’accords. 

Mysterious Traveller n’est toutefois pas sans petits miracles. Il serait injuste de le trainer dans la boue ou de ne retenir de lui qu’une forme d’accommodement aux lois du marché. Sous prétexte de l’éviction cruelle de Vitouš. Les deux compositions apportées par Shorter sont à l’image de l’immense compositeur qu’il était : le multidirectionnel titre éponyme est notamment le grand moment du disque. Les espaces y sont répartis d’une manière envoutante ; un peu comme si dans un espace tri-dimensionnel, chaque musicien occupait d’abord un territoire propre et bien délimité, en ne cessant de l’élargir afin que tous se conjuguent, se dévorent, pour ne former plus qu’un. Il y a de la science et de l’alchimie dans cette architecture. Et une écoute mutuelle manifeste. L’autre composition de Shorter, Blackthorn Rose, est un autre très beau moment. Ballade étrange qui ne pouvait à l’évidence être composée que par lui. Pleine de silences étudiées, de ponctuations arythmiques, de changements étonnants. C’est sans doute dans ce genre d’exercice que le Weather Report, en 74, impose encore sa singularité, bien davantage qu’en essayant de mordre sur les terres de Hancock avec bien moins de facilité, de style et de puissance. Un constat qui apportera de l’eau au moulin de ceux qui regrettent la main mise de Zawinul sur un collectif qui avait tout pour tirer parti des qualités bien distinctes de ses 3 fondateurs.

En fin de compte, Mysterious Traveller n’est pas un mauvais disque. Loin s’en faut. Mais c’est un disque à la réputation usurpée et qui sonne surtout très souvent creux ; et on peut aisément comprendre pourquoi. Les deux morceaux de clôture (Scarlet Woman surtout) illustrent ce vide assez vertigineux. Il n’y a pas rien dans ces titres, notamment dans le joli Jungle Book composé par Zawinul, mais on ne peut pas ignorer la pauvreté de langage qui les caractérise. Ce vide, les deux albums suivants du groupe les combleront. Avec plus d’entrain, d’enthousiasme, de vie. Et peut-être avec ce poids en moins que constituait en coulisses l’éviction de Vitouš. Zawinul était peut-être un manipulateur ; mais même les pires d’entre eux ne commettent pas leurs méfaits le cœur léger. C’est en tout cas ainsi que se termine le voyage de Vitouš avec le Weather Report ; sur des notes aigres, désincarnées, sur des rancœurs et des silences contraints. Et c’est finalement un bien triste 50e anniversaire que celui qui devrait célébrer ce mystérieux voyageur, dont la mine un peu défaite et désabusée s’entête à rappeler le sort de celui qui, contraint de faire un pas de côté, resta in fine en rade. Et plumé.


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Comments (

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  1. 1975, avis de tempête pour les braves… – THE BACKSTABBER

    […] un article consacré à Miroslav Vitouš, en mars 2024, je retranscrivais une de ses déclarations sur l’évolution de […]

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